Souvenirs d'un instituteur (6)
La première semaine fut longue, très longue. J'avais l'impression ou l'illusion d'avoir passé une décennie dans cet endroit reculé. Les "matières" s'y allongeaient à cause de la chaleur. À "Daoubid", les secondes, les minutes, les heures s'allongeaient aussi. Probablement cela s'explique par la solitude laquelle était comme un "poids lourd" insupportable. Une lourdeur qui malmenait l'esprit comme l'auraient fait les affectations pour les corps.
Ma journée était simple, très simple, un peu monotone.elle était ponctuée par un rituel immémorial et immuable. Je me réveillais tôt, j'y étais obligé. Je dormais tôt, j 'y étais pour autant. Rien à faire. La nature, la désolation, l' ennui dictèrent leur loi. Je devrais trouver des loisirs pour "tuer" le temps. J'étais désarmé face à ma bougie "pleureuse". Je succombais à la tentation d'un sommeil imposé entre sept et huit heures du soir. J'étais une proie de choix pour les hallucinations et les cauchemars. C'étaient des cauchemars noirs qui hantaient une nuit noire dans un pays noir.
Je me réveillais d'avance. Je monopolisais ma théière. Il n 'y avait personne à l' horizon pour partager mon "repas". J'étais "condamné" à l'avidité et à la gloutonnerie.
Le réveil tôt, me permettait de vaquer à plusieurs tâches. J'épluchais les patates pour concocter "une gamelle" posée sur un lent feu. Le feu était "réglé" pour que la cuisson se fasse lentement et sûrement et pour que le "festin" soit prêt à ma sortie.
La famille de Ammi Zayd m'apportait du pain bien cuit. J'avais payé deux cents dirhams en contrepartie d'un sac de farine. Je devais aussi payer la femme qui va s'en occuper. Je ne tarissais de louange pour celle qui préparait le pain avec bonté et amour. C'était une tradition chez les montagnards de Saghro : un instituteur ne manque jamais du pain et quelques chiens errants étaient toujours à l'affût pour accueillir ce qui en devient sec. Au Sud - est, nul ne mourra de faim. La générosité rappelait celle légendaire de Hatem mais, on peut y crever de tristesse et du chagrin.
Ma journée du travail prenait fin vers une heure et demie de l'après-midi. Je devais "bosser" pendant presque cinq heures. Je devrais transmettre un programme creux. Il y avait une abondance d'informations servies à l'intention de petits esprits "désertiques". C'était comme inculquer un Arabe classique à des nourrissons qui commençaient à peine à parler "aa, dada, baba". Mission impossible!. Pire, les élèves ne parlaient ni I' Arabe classique, ni l'Arabe dialectal et moi je ne connaissais un traître mot du Berbère (Tamazight). Ce n'est pas comme vendre un frigo aux esquimaux?. Je quittais ma classe, exténué, la tête fumante comme une bombe minutée au seuil de la déflagration!
... Je caressais la patate laquelle nageait dans une sauce rougeâtre. J'appuyais sur elle pour en faire une bouchée. Elle fuyait comme la peste mes"crocs" affamés. Je relançais ma tentative, elle glissait encore. Je commençais à devenir furieux. Je la prenais de force pour l'engloutir. J'avais pris ma revanche. Une si belle revanche!
J'essayais de prendre une sieste. J'espérais oublier une séance ratée dont les objectifs ne furent guère atteints. Mais, la sieste aussi s'était soldée par un échec laissant mon esprit comme proie de choix pour le fiasco. Mes idées avaient une couleur d'échec, un goût d'échec, une odeur d'échec. L'échec, l'échec. Rien que l'échec! L'échec régnait en maître des lieux à "Daoubid". "comment toi, miséreux instituteur, oserais-tu finir l'année ici? Tu n'y arriverais jamais!
Le soir, je sortais avec comme compagnons ma théière et quelques bouquins. Je les étreignais comme m' étreignaient les monts de tout côté. Je me plongeais entre les lignes et les pages des romans de Voltaire, mon auteur préféré. Je profitais de ces rares moments de bonheur pour m'évader de cette amertume omniprésente. Je me réjouissais des prouesses de Candide l'optimiste. J'avais la solitude comme compagnon unique. Je m'asseyais côte à côte avec la solitude. J'avais la terre comme unique "meuble" et le mur de la classe en guise du dossier. J'y languissais jusqu'à ce que mon verre du thé se refroidit après que le soleil m'avait quitté, ses rayons étant obscurcis par la toute-puissante montagne. Tout se concordait pour me contraindre à déserter les lieux tout en leur donnant rendez- vous pour le lendemain. Tout allait recommencer! la routine, les détails, l'ennui!
Je retournais à mon "nid" lequel était couvert de noirceur. J'éclairais le noir ou du moins une partie grâce à la lumière blafarde d'une frêle bougie. Le noir était indomptable, immense. C'était lui qui se moquait de la lumière. Ils étaient, lui et le froid, chez eux. Je retrouvais le silence assourdissant et je lâchais les rênes de mon esprit. Il était désormais libre comme l'air pour me plonger dans le labyrinthe des pensées.
Durant la fin de la première semaine, il avait plu des cordes, la nuit. Les élèves en profitaient pour s'absenter. J'avais horreur de la solitude. Fort heureusement, des jeunes ayant quitté l'école, malgré eux sans doute, m'avaient rendu visite. Ils avaient pour prénoms Youssef, Ismael, Dawood. Ils portaient des bournous, des bournous épais qui les couvraient amplement. Ces bournous coupaient net la voie au froid glacial et l'empêchaient d'atteindre leurs minuscules corps. Ils étaient ravis, souriants. La pluie était source de joie pour eux. C'était une renaissance pour la terre. De belles perspectives pour les pasteurs et les laboureurs. Pourtant, moi, je voulais qu'elle cesse. La pluie pour moi, c'était la goutte qui ruisselait toute la nuit qui mouillait mes cahiers, mes livres, mes minuscules "meubles". La pluie m''empêchait sans doute d'aller rendre visite à un collègue, affecté juste à six kilomètres de chez moi, au douar "Aazzoun"
Heureusement, la pluie s'était arrêtée brusquement. Je me suis "lancé" à parcourir à grandes jambées la distance me séparant du collègue et à escalader, l'air joyeux, l'imposante montagne. J'avais le goût de la victoire. J'avais pris ma revanche sur cet obstacle qui se dressait devant moi comme l'ennui. C'était cette montagne qui me couvrait jusqu'à l'asphyxie comme un burnous autant que l'auraient fait ceux de ces jeunes hommes dont j'étais l'hôte. Je l'avais escaladée à l'heure qu'il était et je l'avais délaissée comme on ôte le burnous en pleine journée d'été. Je regardais derrière moi cette petite école qui ressemblait de plus en plus à une masure. J'étais ravi de retrouver la liberté. Je me rappelais de la chèvre de Mr Seguin qui s'était révoltée contre son maître pour respirer la liberté. En réalité, je n'avais pas du maître sauf la solitude et l'ennui! . Je ne voulais plus retourner à cette triste masure. J'étais obnubilé dans mes pensées. Puis, soudain, des aboiements me sortirent de ma rêverie. J'avais tourné ma tête vers la direction de bruit. C'était un cri qui se dirigeait vers moi. Il était si confiant et si si sûr de lui. J'étais son objectif les chiens avaient l'air pacifique, inoffensif. J'avais commencé à m'habituer aux chiens. Parfois, je les caressais. Parfois, je leur jetai des pierres et ils s'enfuyaient.Face à un chien, le pire est de s'enfuir tout comme la vie des hommes, la fuite c'est l'exposition à l'ennemi. Il y a des chiens et des chiens et les plus audacieux que j'avais vus aboyaient tout en reculant. Ils n'étaient ni menaçants, ni féroces. Ils ne cherchaient par la sorte qu'à s'affirmer et à prouver qu'ils ne sont pas ces moutons que les hommes sacrifient sans sourciller en ces fêtes de l'Aid El Adha....mais ce chien était différent et c'est ainsi qu'une poussée d'adrénaline s'emparait de moi.... Mon Dieu! il s'approchait de moi. Que faire? mes genoux ne me supportaient plus. Mes pieds étaient d'argile. La peur m’immobilisais. Je me recroquevillé pour prendre des pierres et les lui lancer. C'était peine perdue. Ce chien avait une confiance inébranlable en soi. Nul ne peut la mettre à l'épreuve! . J'étais son objectif. Il se dirigeait vers moi et ne voulait guère tergiverser.... mais enfin, le "sale clébard" s'était renoncé. Il ne s'était retiré qu'après avoir entendu les ordres de son maître. Ouf! J'avais respiré enfin et le sang recommença à circuler dans mes veines. Louange à Dieu! Je l'ai échappé belle et j'ai pu me débarrasser de cette bête qui symbolisait pourtant pour moi la loyauté et la fidélité.
Je l'avais toisée de loin, toujours sur mes gardes et je me suis interrogé :qu'est ce qu' elle gardait en cet endroit perché et enclavé,dans ce douar dont les maisons disséminées ici et là et dans lequel rien ne se passait depuis des lustres. Absolument rien! Ces incidents avec les chiens se répétaient et étaient riches d'enseignements. Chaque fois, je retenais la leçon et j'apprenais de plus en plus à maîtriser la situation. C'était moi le maître et non le chien! . J'avais appris la recette magique d'un tel exploit: je dois rester debout comme un piquet dans ma place. Je ne dois jamais fuir malgré la prouesse et la témérité du chien, je m'arme avec une munition de pierres et je commence l'offensive :je lance au canin pierre sur pierre comme une rafale. N'ont-ils pas dit que l'attaque est la meilleure des défenses? L'essentiel et le capital est de ne pas fuir. Il ne faut pas fuir devant les chiens! Il ne faut pas pour autant "fuir" devant les élèves!
J'avais poursuivi mon chemin. J'étais content de mon salut. Toutefois, je restais sur mes gardes et je redoutais les attaques. J'étais prêt pour toute éventualité. J'avais parcouru les six kilomètres ou plus sur la route sinueuse que suivait la "transit" qui nous transportait au souk. J'étais arrivé à destination. J'étais à la recherche de ce collègue qui était affecté ici la même année que moi . Je cherchais quelqu'un qui saisissait mes mots sans mimiques ni signes. Je cherchais quelqu'un qui m'aiderait à me ressourcer. J'étais en quête de "renforts" pour revitaliser mon âme Laquelle était brisée par la solitude et les circonstances alarmantes du "boulot". Hélas, ma malchance ne voulait pas me lâcher. J'avais comme seul interlocuteur "Si Mohammad", l'épicier du douar. Nous échangeâmes quelques mots sur quoi il m'avait lancé des propos "assassins" :aucun instituteur ne portait ce prénom ici! . Il y a dans notre douar deux enseignants, un homme et une femme. L' enseignant s'appelle Abdel Latif et ils sont absents. En d'autres mots :aucun interlocuteur "valable" n'était à ma disposition..
Mon âme s'était rétrécie comme une peau du chagrin et j'avais l'affreux sentiment d'avoir "voyagé" en vain. Mes efforts étaient inutiles. Ils ne m'avaient conduit nulle part. J'avais recommencé à rebrousser chemin où du moins y penser. Ma déception fut immense. Toutefois, Si Mohammaad m'avait invité chez lui. La générosité envers les instituteurs était une habitude profondément ancré chez lui et s'occuper de leurs besoins lui était chère. J'avais du acquiescer à son invitation et j 'avais passé la nuit chez lui. Le lendemain, j'entamais
le chemin de retour. Toutefois, j'étais déterminé :la fin de la semaine prochaine, je retournerais à "Aazzoun" et je vais veiller à rencontrer mon collègue....
Youssef El Ansari
Traduit par Mostapha Lotfi Mostapha Glillah
A SUIVRE